mardi 19 février 2013

La violence (contre soi) et le sacré


S’immoler dans une banque. S’immoler devant le “pôle emploi”. Ainsi on s’immole à notre porte, plus seulement en extrême-orient, plus seulement en Tunisie.

Depuis quand un Européen ne s’était-il plus ainsi incendié ? Depuis la mort de Jan Palach en 1969 sur la place Venceslas, pour protester contre la prise de pouvoir du totalitarisme communiste? Vivons nous vraiment aujourd’hui une crise dont la désespérance soit à la mesure de l’écrasement du printemps de Prague par les chars soviétiques?

D’un printemps à l’autre, la mort de Mohamed Bouzizi voici deux ans a engendré des manifestations qui sont devenues révolution, et déclenché le printemps arabe. On peine à imaginer depuis Bruxelles qu’une révolution soit en marche en Europe. Elle aurait déjà commencé en Grèce ou en Espagne, et elle se répandrait partout où la souffrance sociale se fait insupportable, portée par de tels actes d’éclat… Mais nous sommes en démocratie, la révolution n’a guère de sens, il devrait suffire de voter autrement pour bâtir la société autrement. Les plus désabusés diront que viendrait-elle, plutôt que lui envoyer des chars, on distribuerait des Ipad à tous les manifestants, et tout rentrerait dans l’ordre.

L’immolation par le feu n’en reste pas moins extrêmement marquante, et en 1969 comme en 2013, elle frappe les imaginations par sa violence. Il s’agit d’une forme de suicide particulièrement douloureuse et incertaine. L’agonie, la dégradation physique, sont épouvantables. Les flammes sont belles, télégéniques, elles garantissent l’accès aux médias. La cause sera servie, même si ses contours sont flous, et si dans ce geste de désespoir une détresse psychologique – distincte des strictes conditions sociales, doit jouer un grand rôle.

Enfin, les flammes sont purificatrices… Cette purification renvoie à une autre dimension du sacrifice: le sacrifice symbolique, dont le rôle serait non de provoquer la révolution, mais au contraire de l’absorber en la jouant sur une petite scène. Deux mètres carrés de cendres et d’essence, un petit théâtre où le désespoir s’exprime, où toute sa violence se consume, pour qu’elle n’éclate pas demain dans les rues.

Le principe nous est connu grâce à “La violence et le sacré” de René Girard, qui a démontré la rationalité, voire la sagesse, des sacrifices humains pratiqués par les sociétés primitives. Plutôt que risquer d’entrer dans l’engrenage de la vengeance et donc la perpétuation de la violence, elles vont éviter de transformer le coupable en victime. Elle vont sacrifier un substitut dont l’immolation n’entraînera pas de représailles puisque toute la société en reconnaît l’utilité. L’innocent est tué parce qu’il est innocent. Son sacrifice permet de tromper la violence, de la détourner sur des victimes symboliques qui n’appelleront pas vengeance.

Les désespérés qui s’aspergent d’essence n’ont certes pas de telles motivations à l’esprit, mais on ne peut écarter l’idée que leur acte joue plus un rôle de sacralisation que de sensibilisation. Il n’est pas besoin d’immolation pour sensibiliser à la pauvreté, un journal télévisé y suffit ; et une immolation ne provoquera pas ce sursaut moral que l’on attendrait des puissants qui régissent le monde. Non, la violence que ces malheureux se font à eux mêmes a pour effet véritable de sacraliser leur souffrance et consumer la nôtre, pour qu’elle devienne plus supportable. En ce sens, ils se sacrifient pour la collectivité. C’est peu, et gigantesque à la fois.