dimanche 11 août 2013

Service (public) non compris (2)


Chapitre 2 : Le service public pour les nuls


Pour commémorer dignement le deuxième mois sans ERT, j’avais donc crânement posé la question de savoir « à quoi bon maintenir des médias de service public ? ». Je concluais sur l’impossibilité d’avouer l’idéal profond de la radio-télévision publique. Un idéal trop idéaliste justement. Trop généreux, mais aussi trop condescendant, voire moralisateur, pour une société qui masque son doute profond derrière l’arrogante certitude d’avoir tout compris. Justifier l’existence de la radio-télévision de service public par sa mission d’éducation permanente, ce serait décidément daté, trop vingtième siècle…

Or, il s’agit d’aligner de puissants arguments face aux Samaras de demain qui, à la faveur de la crise financière, seraient tentés d’occire quelques chaînes encombrantes. A l’heure de faire des choix et des sacrifices, ils ont en effet beau jeu de considérer que le secteur audiovisuel privé est parfaitement qualifié pour assurer un service satisfaisant, et qu’il n’y a plus de raison d’y consumer l’argent de l’Etat. En effet, si on considère les trois grands secteurs d’une programmation que sont l’information, le divertissement et la fiction (avec mille nuances et intersections entre eux), on ne voit pas a priori en quoi les chaines privées ne pourraient y pourvoir.

Naturellement, on pourrait retourner la question : « pour quelle raison masochiste l’Etat devrait maintenir l’autorisation d’émettre des opérateurs privés puisqu’ils font durement concurrence à ses propres chaînes ? » Proposition irréaliste, idéologiquement suspecte, et pour tout dire, fondamentalement liberticide… Mais quand on vit dans la culpabilité permanente de dépenser l’argent du citoyen, accordez-nous qu’oser la question, ça fait du bien, ça soulage. Un petit moment de provocation, où sans nier l’apport du secteur privé à la collectivité, on se souvient que son objectif premier reste de rétribuer ses actionnaires, tandis que pour le service public la priorité est l’intérêt général, et qu’elle est atteinte sans que personne ne se serve au passage.

Balayons les trois types de programmes cités plus haut, ce qui n’ira pas sans balayer devant notre porte.

Médias privés et publics produisent journaux et magazines d’information, et c’est même un de leurs grands champs de bataille concurrentielle. Au pays des Télétubbies, le privé se vautre dans le sensationnel et l’anecdotique afin de capter une audience maximale, tandis que le public privilégie la rigueur, l’objectivité et l’analyse. Dans la vraie vie par contre, on voit souvent le premier - conscient de sa responsabilité sociale - produire des émissions enrichissantes, et le second céder régulièrement à la facilité des codes dominants de l’information spectacle. Toutefois l’on sent bien que nul ne pourra sans se nier aller trop loin dans l’archétype de l’autre. S’agissant de chaînes généralistes, on perçoit encore que l’un donne la primauté au verbe « plaire », et le second au verbe « éclairer ».

L’information de service public ne se caractérise pas a priori par la déontologie journalistique. Celle-ci est commune à l’ensemble de la profession, même si d’évidence téléspectateurs et auditeurs du média public lui pardonnent beaucoup moins ses écarts[1]. L’exigence déontologique est nécessaire mais pas suffisante: il faut qu’il se distingue par son impartialité, sa rigueur, sa crédibilité, pour forger une aura de « référence ». Ainsi, le service public ne doit plus craindre de se poser en Institution. Comme le soutient le philosophe Bruno Latour[2], après des décennies de critique salutaire, les institutions démocratiques doivent aujourd’hui incarner « le geste de la confiance contre celui de la certitude » en organisant le débat sur les valeurs.

Institution décomplexée (pour reprendre l’expression à la mode), il faut donner au service public le champ libre pour exprimer sa créativité, son audace, voire son anticonformisme. Ne dépendant pas exclusivement du plaire, il peut se permettre le déplaire. Déplaire – avec respect et sérieux s’entend - constitue un acte citoyen, tant la désobéissance, comme l’a dit Oscar Wilde, est le moteur du progrès. C’est ici que le financement public fera la différence : il doit immuniser une part de son activité de la servilité à l’audience, et donc aux modes et idéologies dominantes. Si l’audiovisuel public est né « radio-télé d’Etat » aux ordres des gouvernements, dans une démocratie avancée il devient au contraire l’espace même de la liberté d’expression et d’information.

Certes la vigilance s’impose pour les équipes du service public : les impératifs de productivité et d’audience ne favorisent pas un travail d’information de qualité. Celle-ci réclame du temps, du personnel, et donc coûte cher. Le quotidien d’une telle rédaction est un exercice d’équilibre permanent entre moyens et objectifs de production. Exercice difficile mais pas impossible, qui réclame un management rigoureux et une très grande exigence éditoriale.

Une autre force de l’information de service public, pour peu qu’on la finance correctement, est précisément de produire. Produire, par opposition à acheter. Il est en effet possible aujourd’hui de diffuser un journal vidéo avec une large majorité d’informations achetées, échangées, sous-traitées… bref, dont on endosse la responsabilité éditoriale alors qu’on a raté l’étape fondamentale de la production : la décision de couvrir, et le choix de l’angle du reportage. Une gigantesque masse de contenus est ainsi partagée à bas prix entre tous les médias du monde, provoquant une extraordinaire uniformisation de l’information, et partant, de la pensée, de l’opinion publique. A contrario, le service public œuvre à la diversité en produisant son information, par nature exclusive, mais originale aussi par sa localisation. Le service public ne devra en effet son salut qu’au travail de terrain, régional et local. Il doit zoomer au plus serré des réalités de la société moderne, à une échelle où ses concurrents – largement plus puissants que lui, pourront difficilement descendre. Un tamis fin, pour recueillir l’or du réel.

La vision globale ne doit toutefois pas s’y abîmer. Quand il s’agira de considérer la réalité du monde, de nouveau le média public idéal trouvera la force d’aller y voir lui-même plutôt qu’acheter des informations digérées par d’autres. Son rôle est ainsi d’envoyer des équipes et d’entretenir des correspondants dans le monde entier, afin de ne pas seulement subir la vision des multinationales de l’actualité. On le sait, l’information internationale coûte très cher. On le sait, elle fait moins d’audience qu’un accident mortel au pont Van Praet. Mais son traitement systématique in situ constitue une mission de service public intrinsèque, car la compréhension des enjeux supranationaux par les citoyens est vitale pour que l’Europe s’y positionne utilement. Que nos médias soient ancrés localement s’impose, pour autant il convient d’éviter qu’ils se « provincialisent », pour reprendre l’expression de Jean-Paul Marthoz décrivant l’ignorance de l’information internationale par les médias américains[3].

On peut multiplier les exemples de tâches et d’approches de l’information que le secteur privé ne pourra vraiment développer, faute de rentabilité, et qui pourtant servent l’intérêt général de façon manifeste. Mais qu’il s’agisse de ces niches ou de la grande actualité qui s’impose à toute rédaction - qu’elle soit privée ou publique, cette dernière les traitera de manière singulière. Elle se demandera toujours si ses informations répondent à cet idéal Voldemort, cet idéal qu’on ne peut pas nommer. Servent-elles, par leur rigueur et leur pédagogie, cet idéal d’émancipation ? Oups, je l’ai encore dit !

A suivre …



[1] Pour se convaincre de l’exigence du public en la matière, il suffit de constater la surreprésentation de la RTBF dans les plaintes au Conseil de déontologie journalistique.
[2] Bruno LATOUR, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes (La Découverte), 2012.
[3] Jean-Paul Marthoz, Presse américaine, autisme et néo-conservatisme, in Médiatiques n°32, ORM – UCL.

vendredi 9 août 2013

Service (public) non compris (1)


Chapitre 1 : mERT à la fin !

Voici bientôt deux mois que le Premier Ministre grec Antonis Samaras a ordonné l’arrêt des émissions de la radio-télévision ERT. Deux mois, et sauf manœuvre prétexte pour satisfaire le Conseil d’Etat, le service public audiovisuel grec se trouve toujours, dans le meilleur des cas, aux soins palliatifs. La brutale fermeture le 11 juin 2013 avait provoqué une énorme émotion. Une nouvelle fois la rue s’était mobilisée en Grèce, mais les réactions avaient fusé de toute l’Europe.



Il y avait l’indignation pure et simple devant cette sorte d’attentat contre un service public, qui faisait furieusement penser à un coup d’Etat. A cette différence que quand une dictature s’installe, elle prend le contrôle de la radio-télévision ;  or ici, le pouvoir s’en débarrasse, offrant ses parts d’audience et de marché aux concurrents privés.

Il y avait l’émotion de tous ces Grecs qui ont grandi et vécu dans la compagnie d’ERT, l’aimant comme un membre de leur famille. Peu importe ses imperfections, elle constitue un référent fidèle, qui plus est capable de programmer des films d’auteur et des émissions de fond dont les médias privés se désintéressent.

Il y avait l’émotion raisonnée, qui tout en dénonçant la fermeture, démontrait comment ERT avait creusé sa propre tombe par sa servilité, sa médiocrité, sa gabegie financière et ses privilèges.

Enfin, il y avait cette masse de réactions, très présentes sur les réseaux sociaux, qui manifestaient leur plaisir de voir disparaître ces chaînes ennuyeuses et inutiles, dont le seul but était d’offrir de gros salaires aux petits copains, et qui gaspillaient scandaleusement l’argent public pour faire la même chose que le secteur privé, en moins bien.

Car tout le monde n’était pas offusqué de cet assassinat de l’audiovisuel public, loin s’en faut. Par contre, ce qui aujourd’hui unit l’opinion publique, pour ou contre, c’est l’oubli, l’indifférence. Deux mois, c’est long. Depuis il y a eu des accidents de train, d’heureux événements royaux, des petites phrases, des grands procès, la roue de l’actualité a tourné.

A Athènes pourtant, le personnel d’ERT n’a pas baissé les bras. La chaîne est devenue un service public pirate, dont les journalistes bénévoles ont ouvert l’antenne aux expressions citoyennes, au débat pluraliste, aux idées d’avant-garde, à la culture, à la contestation. Sur les ruines de l’Institution, pousse un jardin d’idées qui peut-être réinvente le service public. Dérisoire, certes. Indispensable néanmoins.

Deux mois sont passés, et avec le calme de l’été vient le temps de la réflexion, celui de tenter de répondre à la fameuse interrogation : à quoi bon maintenir des médias de service public ?

Cette vaste question peut être abordée d’un point de vue idéologique, politique, historique, économique, sociologique, philosophique : les angles ne manquent pas, et une thèse de doctorat ne suffirait pas à en contenir le résultat. Mais je pose la question, de façon provocante, en l’ancrant dans l’air du temps. J’aurais pu sobrement écrire « A quoi sert le service public ? » ou « Pourquoi le service public ? ». J’ai préféré « à quoi bon » pour exprimer la lassitude et indiquer l’hypothèse que cela pourrait être « à quelque chose mauvais », avec le verbe « maintenir » qui pose d’emblée que la seule alternative à la suppression est le maintien, la survie, et non le développement, la multiplication, la création. Bref, ma question est posée telle que l’auraient posée ceux qui veulent y répondre : « A rien, supprimons ces institutions archaïques ».

Répondre à cette question suppose de s’entendre sur le champ d’action du service public. Dans une démocratie fonctionnant en économie de marché, ses contours peuvent être très variables, allant d’une présence régulatrice de l’Etat dans presque tous les secteurs de la vie en commun, à un strict repli sur les fonctions régaliennes. L’essentiel, l’os, ce serait la capacité de l’Etat à assurer la sécurité aux frontières et l’ordre public, légiférer et rendre la justice, assurer le fonctionnement monétaire. On ne parle pas ici d’enseignement, de santé, de travail, de logement, et encore moins d’audiovisuel. Les fonctions régaliennes sont celles qui assurent la souveraineté de l’Etat, non sa prospérité, et encore moins l’émancipation de ses citoyens.

En Europe depuis la libération, la social-démocratie et le libéralisme social s’entendent généralement sur un volant beaucoup plus large, qui vise à assurer une certaine protection aux citoyens, et favoriser leur développement matériel et personnel. Ici se glisse le service public audiovisuel : il se justifie par son rôle émancipateur, de manière moins fondamentale mais complémentaire de l’enseignement. Si l’Etat le finance, c’est pour sa mission d’information et d’éducation permanente, qui doit aider chacun à comprendre le monde et connaître ses droits, afin d’être un citoyen actif, partie prenante de la démocratie. Non pas un passager du navire collectif, mais un marin.

Certes, on ne peut nier que la radio et la télévision furent des organes d’Etat avant d’être des services publics. Contrairement à la presse écrite, née libre et restée telle, les médias audiovisuels ont été créés dans le giron de l’Etat. Il lui revenait en effet d’attribuer les longueurs d’onde indispensables à leur diffusion, mais aussi de garder le contrôle sur ces amplificateurs aussi puissants que redoutables, dont le rôle stratégique est considérable face aux menaces extérieures et aux révoltes internes.

Ainsi la transformation de la radio-télé d’Etat en service public, c’est l’histoire d’une émancipation, d’une libération, voire d’un combat, mené par des patrons et des travailleurs, pour faire de ces médias des espaces de liberté et de progrès collectif. Une longue histoire, un long chemin, sur lequel certains sont plus avancés que d’autres, mais tous sont conscients que le respect du public commence par cette sage irrévérence. L’erreur d’ERT, ou son malheur, fut peut-être d’avoir un peu traîné en chemin.

Une fois ce processus d’autonomisation parvenu à maturité, la mission de service public prend tout son sens : la radio et la télévision visent à émanciper la population, c’est à dire, libérer par le savoir. Un idéal certes très éloigné de cet audiovisuel crétinisant qui domine largement les écrans, mais qui anime encore une grande majorité des travailleurs du secteur public, je puis en témoigner. Un idéal qui devrait fédérer l’immense majorité des démocrates,  n’est-ce pas ? Dès lors comment expliquer la médiocrité de tant de programmes, leur parenté avec ceux des médias privés, et surtout la désaffection du public ? Qu’est-ce qui ne marche pas, ou plus ?

Avant d’aborder les causes structurelles, je voudrais souligner combien le rôle émancipateur est un message qui passe mal. Dire aujourd’hui à votre public que vous voulez le libérer par la connaissance, c’est s’exposer à recevoir une gifle. Du temps de Jaurès on pouvait dire aux prolétaires que c’est en lisant les journaux qu’ils se libèreraient ; aujourd’hui, c’est un anachronisme infantilisant. La population se tient pour éduquée, elle a son avis et n'a guère envie de recevoir des leçons, surtout pas d’une élite journalistique proche des pouvoirs, et donc suspecte. Le message condescendant de l’éducation permanente est insupportable en des temps où la connaissance semble à portée de clic, et le débat public ouvert à chacun sur les réseaux sociaux.

Et pourtant… l’analphabétisme, l’absence de maîtrise de la langue, le manque de repères et de culture, les mauvais résultats de nos élèves, toutes ces réalités sont aussi mesurables, mesurées, et vont grandissant avec la précarité sociale. Et pourtant… oserais-je écrire sans mépris qu’étant pas mal à l’écoute de la parole inepte du quidam, je me dis qu’il ne serait pas inutile qu’il regarde un peu plus Arte et un peu moins TF1 ? Or les faits sont là, la première fait peu d’audience et auprès d’un public âgé, tandis que la seconde reste le modèle dominant.

Voici le premier paradoxe du défenseur du service public : il lui est interdit d’exprimer son idéal, car ceux qui en bénéficieront seront les premiers à le rejeter. Sa motivation profonde, si noble, dont il est si fier, il doit aujourd'hui la taire. Elle devient honteuse, et il serait donc prudent d'avancer masqué. Il lui faudrait donc trouver un autre prétexte, plus présentable au XXIème siècle, pour justifier la nécessité de programmes financés par l’Etat. Euh… On en reparle, ok ?

A suivre…





samedi 20 juillet 2013

Le journaliste de la GVA et la propagande nazie


Mon grand père, Robert de Haan (1918 - 2010), fut reporter au journal Les Sports avant la seconde guerre mondiale. Parmi ses nombreux écrits, j'ai retrouvé ce souvenir d'une compétition où les Allemands s'étaient distingués. Un journaliste de la Gazet van Antwerpen y posa un geste qui fera écho pour ceux qui, 75 ans plus tard, défendent le cordon sanitaire.


Le championnat d'Europe de water-polo de 1938.

par Robert de Haan

En 1938, pour le journal Les Sports, j'ai assuré le reportage du championnat d'Europe de water-polo. Participaient à cette compétition les équipes nationales d'Allemagne, de France, d'Italie, de Belgique et des Pays-Bas, et ce dans la petite ville de Doetinchem près de Arnhem[1].

Le tournoi fut gagné par l'équipe allemande.

A la surprise générale, lors de la remise du trophée, ce fut un groupe de militaires allemands, en grande tenue (avec leur veste à très grands revers), qui vint en prendre possession. Il était choquant de voir l'armée utiliser une victoire sportive pour servir la propagande d'Hitler.

Nous étions à la veille de la guerre. Et son antisémitisme était connu de tous.

Un fait marqua la remise de la Coupe. La tribune de presse avait été désertée. Lorsque l'hymne allemand retentit, un journaliste était resté à sa place, bien visible. Tout en haut de la tribune, resta assis Maurice Blitz, juif de nationalité belge qui couvrait le championnat pour la Gazet van Antwerpen. Il resta figé sur la banquette...

Cette simple mais courageuse prise de position n'eut heureusement aucune suite fâcheuse pour son auteur. Je m'en réjouis encore. Maurice Blitz était le père de Gérard-Louis qui jouait dans l'équipe belge, et qui fut le concepteur du Club Méditérannée. Maurice était aussi le frère de Gérard Blitz, champion olympique 1924 à Anvers.





[1] Ville martyre lors de la libération des Pays-Bas en septembre 1944





mardi 16 juillet 2013

Mourir bêtement


(motocyclisme et existentialisme)


En descendant de la voiture, ma fille a éclaté en sanglots. Choquée par la vue de cet accident, mais plus encore par une phrase que j'avais prononcée en voyant l'ambulance de réanimation partir sirène hurlante :
- "Survivre à un pareil accident, il lui faudra de la chance..."
De ces petites phrases définitives et imprudentes qu'un adulte laisse échapper, quand il oublie que sur la banquette arrière les enfants les entendent, et doivent les digérer seuls derrière le mur formé par les dossiers.
-  "Ce n'est pas ce que j'ai vu qui me  fait pleurer" me dit ma fille, "mais c'est de penser qu'un homme est en train de mourir".
Car les enfants peuvent encore s'émouvoir de la mort d'inconnus. Une disposition qui sans doute rendrait le monde meilleur, si elle ne s'émoussait avec les années. Mais ce dimanche, moi aussi j'étais aussi touché par cet accident qui me renvoyait de façon troublante à mon passé, mon passé de motard.
Ainsi quand sur l'autoroute ce groupe de motos nous a dépassés, j'ai aussitôt pensé que cela pouvait tourner mal. Elles roulaient vite, certes, mais surtout on voyait que les pilotes faisaient la course, entre eux et avec les voitures, slalomant, freinant, puis accélérant furieusement.

Je me suis souvenu des virées entre copains, et de cette émulation qui insensiblement nous faisait rouler de plus en plus vite et de plus en plus fort. Puis de ces années de "pilote d'essai" pour un magazine spécialisé, durant lesquelles on cherchait les limites comme si c'était un devoir journalistique, et où rouler à plus de 200 semblait juste normal. Je n'ai pas renoncé quand sur une route d’Ardèche, j'ai vu un collègue passer sous un camion. Ni non plus quand je me suis retrouvé étendu dans un champ, parce que le virage était glissant, mais surtout parce que je m’accrochais à la roue d’une meilleure moto avec un meilleur pilote, qui lui n’est pas tombé.

Ma carrière de motard, je l’ai commencée à 15 ans, pas même l’âge du permis cyclomoteur. Jacky, un copain de ma grande sœur qui possédait une 350, me l’avait prêtée pour faire un tour. Il s’est terminé aux soins intensifs. Je revois mes parents penchés au-dessus du lit, avec ce masque blanc qui de leur visage laissait seulement voir les yeux mouillés de larmes. Je ne me pardonnerai jamais la peur que je leur ai infligée. Comme Jacky ne s’est jamais pardonné d’avoir passé sa moto au gamin que j’étais. Aujourd’hui, Jacky est à son tour sur un lit d’hôpital, depuis des mois, le corps en mille morceaux. Il a été fauché par une voiture qui fuyait la police. La moto, c’est aussi ça : les folies des jeunes, mais la vulnérabilité même pour les plus expérimentés.

L’accident de mes 15 ans ne m’a pas vraiment traumatisé. Je me souviens surtout de l’admiration de mes copains pour lesquels je devenais un héros, et de toutes les filles qui signaient mon plâtre. J’ai promis à ma mère de ne plus toucher un guidon, promesse tenue jusque la bonne vingtaine. Cette promesse m’a peut-être sauvé la vie, vouant mes premières années de conducteur sur quatre roues et sous une carrosserie protectrice. Motard repenti, motard rescapé, j’ai surtout eu la chance de n’avoir jamais croisé l’automobiliste distrait ou les voyous en fuite.  Je pense aussi avoir toujours gardé au fond de moi une certaine sagesse, à moins que ce soit la frousse, qui retenait la poignée de gaz. C’est cette conscience du danger qui m’a poussé, quelques mois avant la naissance de mon ainée, à revendre ma 750 et ne plus jamais monter sur une moto.

Une question me reste et m’habite depuis cette époque. Pourquoi l’être humain - et particulièrement les jeunes hommes - est ainsi tenté par ce flirt avec la mort ? Qu’avons-nous à prouver ? Vivre n’est-il pas suffisamment dangereux sans chercher les limites ? Et puisqu’il faut prendre des risques, ne peut-on s’en tenir aux risques utiles et nécessaires ? Faut-il que nous soyons bêtes pour nous exposer à mourir aussi bêtement ?

La condition humaine porte décidément l’autodestruction en elle. Parce qu’elle est trop lourde à supporter, et parce que l’immédiat nous aveugle, sans doute. Aussi parce que la liberté définit notre humanité, et qu’elle emporte la faculté de se nuire, voire d’en finir. Camus a écrit que le suicide est le seul problème philosophique vraiment sérieux. Il y voyait une réponse à l’absurde par la fuite plutôt que la révolte. Mais en deça de ce qui reste un jugement moral, se détruire, ou risquer de se détruire, exprime le refus du destin, de l’idée même de destin, la preuve par l’absurde. Jusqu’au fanatique qui se supprime en affirmant accomplir l’œuvre de Dieu, réifié par son délire, il usurpe le pouvoir de celui qu’il adore. L’homme devient homme en disant au grand absent : c’est moi qui décide.

J’espère que le malheureux accidenté de dimanche survivra, et dans de bonnes conditions. Et j’espère que mon fils, qui n’aime rien tant que jouer avec ses petites voitures, ne suivra pas l’exemple de son père. Mais bon… l’être humain est libre de désobéir à son père.















Mes folles années...

mercredi 13 mars 2013

Orwell et Camus, dans quel Etat ?


“Est-il possible d’être de gauche et se méfier de l’Etat comme de la peste?” demanda Miguel Ange mardi soir. Ma réponse spontanée fut : “Oui, Orwell”. Sur ce mon interlocuteur lui opposa Camus, “plus intéressant”…

Albert Camus plus intéressant que George Orwell, well well… Du point de vue de son rapport à l’Etat s’entend. Or sous cet angle précisément, je dirais plutôt le contraire… Mais sans doute ais-je grand peine à placer sur un podium ces deux auteurs que j’ ai lu assidument, au point peut-être manquer de distance.

Un rendez-vous manqué

Bien que contemporains, je ne suis pas persuadé qu’ils se soient fréquentés. Dans une lettre de 1948, Orwell évoque un rendez-vous manqué avec Camus aux Deux Magots, dans le Paris de la libération. Ils devaient déjeuner ensemble, mais le Français était malade, et il n’est pas venu. On ne peut qu’imaginer le déjeuner de ces deux écrivains, parmi les plus grands de leur siècle. Tous deux journalistes. Camus encore Rédacteur en chef de Combat, auréolé de la gloire de la résistance, savourant en jouisseur la liberté retrouvée. Orwell plus austère, regrettant le Paris des années vingt, le trouvant désormais “d’une tristesse indicible[1]. Orwell dont l’armée britannique n’avait pas voulu, mais qui avait participé les armes à la main à la guerre d’Espagne, où il fut grièvement blessé. Tous deux résolument engagés dans le combat contre le fascisme.

Leurs styles sont très différents. Camus avait une profondeur philosophique absente chez Orwell, qui pour sa part était un essayiste politique bien plus pertinent que Camus. Ils furent également empétrés dans le colonialisme, l’un d’être né à Mondovi en Algérie, l’autre d’avoir été policier en Birmanie. Ils furent résolument de gauche, mais viscéralement attachés à la liberté, ce qui les amena à affronter l’intelligentsia des années cinquante par leur condamnation de la dictature stalinienne.

Camus et Orwell ont dès lors subi l’excommunication, et ce qui leur fut peut-être plus douloureux encore, l’adoubement par leurs adversaires politiques. George Orwell en particulier s’est vu qualifier d’anarchiste tory, formule qu’il utilisait lui même à propos de Johnatan Swift. Mais surtout il fut récupéré par la droite conservatrice qui n’a vu dans “Animal Farm” et “1984” qu’une critique du communisme, alors que de l’un à l’autre s’est élaboré le démontage du totalitarisme étatique, quel qu’il soit. Orwell s’est évertué à expliquer qu’il partait d’un point de vue socialiste, et qu’il ciblait tant le fascisme que le communisme. Malheureusement comme le note John Newsinger, “ses efforts pour récuser l’interprétation antisocialiste du livre furent interrompus par la maladie et la mort[2].

Socialiste et libéral

Domicile de G. Orwell, Portobello road à Londres
Récemment nous est parvenue la traduction française du livre de James Conant, “Orwell ou le pouvoir de la vérité”, qui apporte un éclairage original sur sa dénonciation du totalitarisme. L’auteur indique en effet qu’il est permis de voir en Orwell un libéral, certes pas au sens d’un lien quelconque avec le libéralisme économique ou le capitalisme qu’il avait en horreur, mais dans la mesure où sa pensée est traversée par une exigence de vérité indispensable à l’exercice de la liberté. M’étant pour ma part longuement penché sur son travail de journaliste, je souscrirais volontiers à cette approche qui traverse toute son activité journalistique, non sans difficulté quand il la plaça au service de la BBC pendant la guerre. Pour Orwell il n’y a guère de doute, le journalisme constitue une recherche de vérité, ce qui suppose “la volonté de présenter l’actualité avec objectivité, d’aborder des questions sérieuses même si elles sont ennuyeuses, et de préconiser une politique qui soit à la fois cohérente et intelligible[3]. Pour y parvenir, l’Angleterre doit impérativement garantir la plus parfaite liberté de presse, et laisser un espace aux journaux d’opinion minoritaires face aux grands groupes de presse.

George Orwell voue une véritable passion à la liberté, ce qui fait de cet intellectuel très à gauche, se revendiquant d’abord du socialisme révolutionnaire, un curieux héritier de la tradition libérale des lumières. Son projet de société est l’égalité et la fraternité, son impératif catégorique – et j’emploie la formule kantienne à dessein, est la liberté. Orwell rejette le marxisme et la notion de dicature du prolétariat, pour lui préférer un modèle de démocratie représentative, imparfait voire insupportable par nature, mais mieux à même de protéger le prolétariat de la dérive autoritaire étatique.

Car on y vient : Orwell a parfaitement vu que le fascisme et le communisme n’accomplissent leur projet monstreux que par la captation totale de l’appareil d’Etat. L’Etat, géant dont les deux bras sont la bureaucratie et la police. Certes ils peuvent servir à protéger le peuple, mais Orwell leur témoigne une méfiance viscérale, car très vite ils le capturent, l’enserrent, l’étouffent. La fascination d’Orwell pour Swift n’a guère de rapport avec le conservatisme de l’auteur de Gulliver, mais tout à voir avec sa dénonciation de l’état policier, “hanté par les mouchards, avec ses perpétuelles chasses aux hérétiques et ses procès pour trahison, organisés à seule fin de neutraliser le mécontentement populaire en le transformant en hystérie guerrière[4].

Le philosophe et le mécanicien

La critique de la dérive étatique est constante dans toute l’oeuvre journalistique et essayiste d’Orwell, elle trouvera son expression la plus accomplie – parce que littéraire - dans “1984”. L’Etat s’y manifeste dans toute sa puissance totalitaire : le contrôle par la bureaucratie, la contrainte par la police, la concitoyenneté par la guerre. La société dans laquelle évolue Winston Smith a détruit toute forme de liberté individuelle, jusqu’à celle de s’aimer, pour lui substituer un modèle purement fonctionnaire. Un fonctionnement en soi et pour soi, qui ne sert qu’à se perpétuer, et préserver l’oligarchie prédactrice qui derrière lui s’abrite.

La destruction de l’intimité, le recours à la violence et la torture, ont frappé les esprits mais ne constituent pas la plus grande originalité de l’univers décrit par “1984”. La vision la plus forte que le roman propose est celle du Ministère de la Vérité, dont le travail consiste à la fois à réécrire le passé, mais aussi à produire tout ce qui peut constituer le savoir et l’information contemporaine. L’Etat supprime de la sorte historiens et journalistes, ces chercheurs de vérité, pour leur substituer des fonctionnaires qui écrivent ce qu’il convient de lire. Enfin vient cette fulgurance, l’idée d’inventer une langue nouvelle, le novlangue, qui viendrait transformer la pensée. L’Etat assure alors sa victoire totale sur la liberté, banissant la liberté de conscience au coeur même du cerveau, ce que ni les goulags ni les camps de concentration n’étaient vraiment parvenus à accomplir. Orwell pousse ainsi à son paroxysme l’avilissement qu’il reprochait à la langue de son temps, dont les expressions toutes faites “penseront à votre place, et au besoin vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y compris à vous-même, ce que vous voulez dire[5].

Albert Camus fut un formidable professeur de liberté, et réellement un homme libre lui-même[6]. Dans “L’homme révolté”, il dresse le procès du fascisme et du communisme en pointant parfaitement le totalitarisme d’Etat. Toutefois il ne fait pas oeuvre de politologue mais de philosophe lorsqu’il en débusque la dimension métaphysique. Exercice facile avec la mystique nazie, il ne la loupe pas non plus quand il montre que la prophétie de Marx d’une société sans classe se casse les rêves sur le réel. “Comment un socialisme, qui se disait scientifique, a-t-il pu se heurter ainsi aux faits? La réponse est simple : il n’était pas scientifique.[7] En effet, il s’agissait d’une métaphysique. Puis très vite, Camus le philosophe – et surtout l’esthète franc-tireur, emporte sa réflexion vers d’autres horizons.

Par comparaison, George Orwell agit comme un mécanicien. Il démonte le moteur du toralitarisme, et quand toutes les pièces sont sur le sol, tout semble limpide. C’est avec ses mains qu’Orwell développe sa critique radicale de l’appareil d’Etat en tant que tel, en tant qu’outil utile sans doute, mais dont le potentiel totalitaire reste un danger permanent. La Peste s’impose par sa force lyrique, là où 1984 se fait réquisitoire implacable. Ainsi George Orwell incarnera toujours selon moi, cet homme de gauche qui se méfie de l’Etat comme de la peste.


Marc de Haan, le 13 mars 13.

Albert memorial, Londres



[1] Georges ORWELL, lettre à Celia Kirwan, 20 janvier 1948, in Essais, articles, lettres, volume IV, p 482, Editions  Ivrea, 2001.
[2] John NEWSINGER, La politique selon Orwell, p. 213, Agone, 2006.
[3] George ORWELL, A ma guise, paru dans Tribune le 22 novembre 1946 ; op cit, p.292.
[4] Ibidem, Politique contre littérature, à propos des Voyages de Gulliver, Polemic, septembre-octobre 1946, p.259.
[5] Ibidem, La politique et la langue anglaise, Horizon, avril 1946, p.167.
[6] Ce qui lui fut sans doute plus facile en devenant riche et célèbre, tandis qu’Orwell resta pauvre et relativement méconnu de son vivant.
[7] Albert CAMUS, L’homme révolté, Essais, page 624, Bibliothèque de La Pléiade.

mardi 19 février 2013

La violence (contre soi) et le sacré


S’immoler dans une banque. S’immoler devant le “pôle emploi”. Ainsi on s’immole à notre porte, plus seulement en extrême-orient, plus seulement en Tunisie.

Depuis quand un Européen ne s’était-il plus ainsi incendié ? Depuis la mort de Jan Palach en 1969 sur la place Venceslas, pour protester contre la prise de pouvoir du totalitarisme communiste? Vivons nous vraiment aujourd’hui une crise dont la désespérance soit à la mesure de l’écrasement du printemps de Prague par les chars soviétiques?

D’un printemps à l’autre, la mort de Mohamed Bouzizi voici deux ans a engendré des manifestations qui sont devenues révolution, et déclenché le printemps arabe. On peine à imaginer depuis Bruxelles qu’une révolution soit en marche en Europe. Elle aurait déjà commencé en Grèce ou en Espagne, et elle se répandrait partout où la souffrance sociale se fait insupportable, portée par de tels actes d’éclat… Mais nous sommes en démocratie, la révolution n’a guère de sens, il devrait suffire de voter autrement pour bâtir la société autrement. Les plus désabusés diront que viendrait-elle, plutôt que lui envoyer des chars, on distribuerait des Ipad à tous les manifestants, et tout rentrerait dans l’ordre.

L’immolation par le feu n’en reste pas moins extrêmement marquante, et en 1969 comme en 2013, elle frappe les imaginations par sa violence. Il s’agit d’une forme de suicide particulièrement douloureuse et incertaine. L’agonie, la dégradation physique, sont épouvantables. Les flammes sont belles, télégéniques, elles garantissent l’accès aux médias. La cause sera servie, même si ses contours sont flous, et si dans ce geste de désespoir une détresse psychologique – distincte des strictes conditions sociales, doit jouer un grand rôle.

Enfin, les flammes sont purificatrices… Cette purification renvoie à une autre dimension du sacrifice: le sacrifice symbolique, dont le rôle serait non de provoquer la révolution, mais au contraire de l’absorber en la jouant sur une petite scène. Deux mètres carrés de cendres et d’essence, un petit théâtre où le désespoir s’exprime, où toute sa violence se consume, pour qu’elle n’éclate pas demain dans les rues.

Le principe nous est connu grâce à “La violence et le sacré” de René Girard, qui a démontré la rationalité, voire la sagesse, des sacrifices humains pratiqués par les sociétés primitives. Plutôt que risquer d’entrer dans l’engrenage de la vengeance et donc la perpétuation de la violence, elles vont éviter de transformer le coupable en victime. Elle vont sacrifier un substitut dont l’immolation n’entraînera pas de représailles puisque toute la société en reconnaît l’utilité. L’innocent est tué parce qu’il est innocent. Son sacrifice permet de tromper la violence, de la détourner sur des victimes symboliques qui n’appelleront pas vengeance.

Les désespérés qui s’aspergent d’essence n’ont certes pas de telles motivations à l’esprit, mais on ne peut écarter l’idée que leur acte joue plus un rôle de sacralisation que de sensibilisation. Il n’est pas besoin d’immolation pour sensibiliser à la pauvreté, un journal télévisé y suffit ; et une immolation ne provoquera pas ce sursaut moral que l’on attendrait des puissants qui régissent le monde. Non, la violence que ces malheureux se font à eux mêmes a pour effet véritable de sacraliser leur souffrance et consumer la nôtre, pour qu’elle devienne plus supportable. En ce sens, ils se sacrifient pour la collectivité. C’est peu, et gigantesque à la fois.



dimanche 17 février 2013

Tu ne veux pas mourir



Ton corps est complètement délabré. Il est ton enfer, ta prison, depuis des années. Tu passes d’une souffrance à l’autre, de douleurs en inconvénients, de blessures en humiliations. Ce corps, jadis si beau et athlétique, tu le portes comme une croix, cheminant sans fin vers le calvaire. Régulièrement tu le déposes à l’hôpital, où t’attend la mort. Mais tu la combats de toutes tes forces, avec une volonté inouïe. Alors tu reprends lentement le dessus, et tu ressors en taxi sous le ciel gris. Pour quelques semaines de vie misérable, à traîner ton oxygène portable de ton bureau au fauteuil.

Pourtant tu ne veux pas mourir, comme je te comprends. Ton corps est en ruines, mais ton esprit est intact. Tu n’es pas si vieux, tu as toujours les mêmes envies, les mêmes besoins. Tu rêves de conduire ton bateau, de dévaler des pentes à ski. Tu rêves de travailler, de créer, de négocier, de t’amuser, de rire, de jouer, de faire l’amour. Ton esprit a juste envie de vivre septante années encore.

Puis, tu te sens responsable de tes quatre enfants, surtout des plus jeunes, qui ne sont qu’au début du chemin. Tu veux les protéger encore, les accompagner, être certain que pour eux tout ira bien. Tu ne veux pas encore leur lâcher la main. Tu ne veux pas mourir maintenant. Comme je te comprends.

Pourtant parfois je doute. Je me demande si tu ne fais pas fausse route.

Je pense à Hugo Claus, qui a choisi de mourir plutôt que laisser la maladie d’Alzheimer le changer en un autre pour mieux le tuer. Je pense à cet ami d’ami, qui a niqué le cancer, qui a organisé son départ comme une fête, expliquant à tous qu’il ne voyait pas d’utilité à souffrir, et encore moins à faire souffrir avec lui tous ceux qu’il aime. C’est si douloureux d’assister impuissant au martyre de ses proches. Un acte de générosité, un acte d’amour, l’euthanasie.

Mais tu choisis ton chemin, à ta façon, et je dois reconnaître que tu es ainsi fidèle à ta personnalité indomptable, à ta vision prométhéenne de l’existence. C’est ta vie, et ta mort.

Je feuillette le papier bible de mon vieux Schopenhauer : « La mort de tout homme de bien est douce et tranquille ; mais mourir sans répugnance, mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie : car seul il veut une mort réelle, et non plus seulement apparente ; par la suite il ne sent ni le besoin ni le désir d’aucune permanence de sa personne. L’existence que nous connaissons, il la quitte sans peine ; ce qui la remplace est néant à nos yeux, parce que justement notre existence, comparée à celle-là, n’est qu’un néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirvana, c’est à dire extinction. »

Tu ne veux pas mourir, comme je te comprends. Tu feras ça quand tu seras prêt.